Open menu

Conte d'Andersen : La théière
                  
Il y avait une fois une fière théière ; elle avait le droit, en effet, d’être orgueilleuse de sa fine porcelaine peinte et dorée, de son long bec élégant, de son anse large et commode ; c’était magnifique et elle parlait sans cesse de ses avantages. 

Mais elle ne disait mot de son couvercle : il était fendu et raccommodé ; c’était une grande défectuosité, et l’on n’aime pas à parler de ses propres défauts, les autres s’en chargent. 

La théière savait bien que les tasses, le sucrier, le pot à lait et jusqu’au plateau, que tout le service penserait beaucoup plus à son couvercle endommagé et s’en entretiendrait plus que de son bec si gracieusement recourbé et des beaux dessins qui la décoraient.

« Je les connais à fond, se disait-elle ; je connais aussi ce qui me manque, car je suis pleine de modestie. 
Nous avons tous nos défauts ; mais, quant aux avantages, les uns en ont plus, les autres moins. Les tasses ont une anse, le sucrier un couvercle ; moi, j’ai l’un et l’autre et, en plus, je suis munie d’un bec de si bon goût ! les autres n’ont rien de pareil : aussi suis-je la reine de tout le service. Mais ne nous attachons pas à ces perfections simplement extérieures : le sucrier, le pot à lait, ils contiennent quoi ? des choses bonnes, agréables au goût, mais des accessoires ; moi, je renferme un breuvage exquis. 
Les humains viennent à moi pour se désaltérer avec délices ; ils viennent puiser en moi la santé et la bonne humeur ; je transforme, avec l’aide des feuilles apportées de la Chine lointaine, l’insipide eau chaude en un nectar divin. »

Cela, et d’autres discours pareils, la théière le répétait souvent ; et comme elle était aise lorsque la main mignonne et fine d’une belle demoiselle la saisissait pour servir les invités, venus dans leurs plus beaux habits, au milieu du salon resplendissant de lumière !

Mais un jour cette jolie main fut maladroite : la théière tomba ; le bec se brisa, l’anse se détacha ; quant au couvercle, il avait déjà son affaire. 

La pauvre théière gisait par terre, répandant son thé si parfumé. Ce fut un rude coup ; mais ce qu’il y avait de plus triste, c’est qu’on riait, non de la maladresse de la belle demoiselle, mais de l’air piteux de la pauvre théière mutilée. 

« Je me souviendrai toujours de cet affreux moment, disait longtemps après la théière quand elle se remémorait sa brillante carrière. 
On me traita d’invalide, on me fourra dans un coin comme un objet de rebut, et, un jour, on me donna à une pauvresse qui demandait un peu de soupe.

« Me voilà descendue dans les couches inférieures où règne la misère ; j’étais anéantie de douleur. Mais ce fut alors seulement que je compris combien une puissance supérieure veillait sur moi, et à quelles hautes destinées j’étais appelée par les voies les plus extraordinaires.

« On me remplit de terre ; je ne comprenais pas encore. 
Puis, on mit dans cette terre un oignon ; la belle demoiselle en avait fait cadeau à la fille de la pauvresse ; il provenait du jardin du roi.

« Et cet oignon s’anima, remua et devint pour moi un cœur, un cœur plein de vie ; auparavant, je n’en possédais pas.
Je sentais des forces inconnues s’agiter en moi, et comme un pouls qui battait.  
L’oignon germait, poussait ; les vertus, cachées en lui, se développaient admirablement et vinrent éclore en une magnifique fleur. 
En la voyant, je m’oubliais moi-même, mes dorures et mes splendeurs passées. Oh ! que c’est doux de s’oublier soi-même dans la contemplation d’un autre ! 
La belle fleur, elle, ne songeait pas à moi ; tout le monde était émerveillé, en extase, devant ses couleurs si délicates ; son parfum embaumait. 
Que j’étais fière de lui avoir servi de berceau !

« Un jour, un amateur vint l’admirer et déclara qu’elle méritait un plus beau pot qu’une vieille théière. 
Et, pour mieux la transplanter, on me brisa en deux. Oh ! douleur, au moral et au physique ! 
On me jeta dans la cour et j’y suis restée depuis comme un vieux tesson.  
Parfois les enfants me prennent en guise de jouet, et j’ai encore quelques bons moments ; ils sont rares, mais je me console en repassant en souvenir ma haute destinée. 
La fleur qui est née dans mon sein, elle est retournée dans le salon dont si longtemps j’ai fait l’ornement. »