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Conte d'Andersen : La grosse aiguille

Il y avait un jour une aiguille à repriser : elle se trouvait elle-même si fine qu’elle s’imaginait être une aiguille à coudre.

« Maintenant, faites bien attention, et tenez-moi bien, dit la grosse aiguille aux doigts qui allaient la prendre. Ne me laissez pas tomber ; car, si je tombe par terre, je suis sûre qu’on ne me retrouvera jamais. Je suis si fine !

– Laisse faire, dirent les doigts, et ils la saisirent par le corps.

– Regardez un peu ; j’arrive avec ma suite », dit la grosse aiguille en tirant après elle un long fil ; mais le fil n’avait point de noeud.

Les doigts dirigèrent l’aiguille vers la pantoufle de la cuisinière : le cuir en était déchiré dans la partie supérieure, et il fallait le raccommoder.

« Quel travail grossier ! dit l’aiguille ; jamais je ne pourrai traverser : je me brise, je me brise. »

Et en effet elle se brisa.

« Ne l’ai-je pas dit ? s’écria-t-elle ; je suis trop fine.

– Elle ne vaut plus rien maintenant », dirent les doigts.

Pourtant ils la tenaient toujours. La cuisinière lui fit une tête de cire, et s’en servit pour attacher son fichu.

« Me voilà devenue broche ! dit l’aiguille. Je savais bien que j’arriverais à de grands honneurs. Lorsqu’on est quelque chose, on ne peut manquer de devenir quelque chose. »

Et elle se donnait un air aussi fier que le cocher d’un carrosse d’apparat, et elle regardait de tous côtés.

« Oserai-je vous demander si vous êtes d’or ? dit l’épingle sa voisine. Vous avez un bel extérieur et une tête extraordinaire ! seulement, elle est un peu trop petite ; faites vos efforts pour qu’elle devienne plus grosse, afin de n’avoir pas plus besoin de cire que les autres. »

Et là-dessus notre orgueilleuse se roidit et redressa si fort la tête, qu’elle tomba du fichu dans l’évier que la cuisinière était en train de laver.

« Je vais donc voyager, dit l’aiguille ; pourvu que je ne me perde pas ! »

Elle se perdit en effet.
« Je suis trop fine pour ce monde-là ! dit-elle pendant qu’elle gisait sur l’évier. Mais je sais ce que je suis, et c’est toujours une petite satisfaction. »

Et elle conservait son maintien fier avec toute sa bonne humeur.

Et une foule de chose passèrent au-dessus d’elle en nageant, des brins de bois, des pailles et des morceaux de vieilles gazettes.

« Regardez un peu comme tout ça nage ! dit-elle. Ils ne savent pas seulement ce qui se trouve par hasard au-dessous d’eux : c’est moi pourtant ! Voilà un brin de bois qui passe ; il ne pense à rien au monde qu’à lui-même, à un brin de bois !... Tiens, voilà une paille qui voyage ! Comme elle tourne, comme elle s’agite ! Ne va donc pas ainsi sans faire attention ; tu pourrais te cogner contre une pierre. Et ce morceau de journal ! comme il se pavane ! Cependant il y a longtemps qu’on a oublié ce qu’il disait. Moi seule je reste patiente et tranquille ; je sais ma valeur et je la garderai toujours. »

Un jour, elle sentit quelque chose à côté d’elle, quelque chose qui avait un éclat magnifique, et que l’aiguille prit pour un diamant. C’était un tesson de bouteille. L’aiguille lui adressa la parole, parce qu’il luisait et se présentait comme une broche.

« Vous êtes sans doute un diamant ?

– Quelque chose d’approchant. »

Et alors chacun d’eux fut persuadé que l’autre était d’un grand prix. Et leur conversation roula principalement sur l’orgueil qui règne dans le monde.

« J’ai habité une boîte qui appartenait à une demoiselle, dit l’aiguille. Cette demoiselle était cuisinière. À chaque main elle avait cinq doigts. Je n’ai jamais rien connu d’aussi prétentieux et d’aussi fier que ces doigts ; et cependant ils n’étaient faits que pour me sortir de la boîte et pour m’y remettre.

– Ces doigts-là étaient-ils nobles de naissance ? demanda le tesson.

– Nobles ! reprit l’aiguille, non, mais vaniteux. Ils étaient cinq frères... et tous étaient nés... doigts ! Ils se tenaient orgueilleusement l’un à côté de l’autre, quoique de différente longueur. Le plus en dehors, le pouce, court et épais, restait à l’écart ; comme il n’avait qu’une articulation, il ne pouvait se courber qu’en un seul endroit ; mais il disait toujours que, si un homme l’avait une fois perdu, il ne serait plus bon pour le service militaire.

« Le second doigt goûtait tantôt des confitures et tantôt de la moutarde ; il montrait le soleil et la lune, et c’était lui qui appuyait sur la plume lorsqu’on voulait écrire.

« Le troisième regardait par-dessus les épaules de tous les autres. 

Le quatrième portait une ceinture d’or, et le petit dernier ne faisait rien du tout : aussi en était-il extraordinairement fier. 

On ne trouvait rien chez eux que de la forfanterie, et encore de la forfanterie : aussi je les ai quittés.

– Et maintenant, nous voilà assis ici, et nous brillons », dit le tesson.

À ce moment, on versa de l’eau dans l’évier. L’eau coula par-dessus les bords et les entraîna. « Voilà que nous avançons enfin ! » dit l’aiguille.

Le tesson continua sa route, mais l’aiguille s’arrêta dans le ruisseau. « Là ! je ne bouge plus ; je suis trop fine ; mais j’ai bien le droit d’en être fière ! »

Effectivement, elle resta là tout entière à ses grandes pensées.

« Je finirai par croire que je suis née d’un rayon de soleil, tant je suis fine ! Il me semble que les rayons de soleil viennent me chercher jusque dans l’eau. Mais je suis si fine que ma mère ne peut pas me trouver. Si encore j’avais l’oeil qu’on m’a enlevé, je pourrais pleurer du moins ! Non, je ne voudrais pas pleurer : ce n’est pas digne de moi ! »

Un jour, des gamins vinrent fouiller dans le ruisseau. Ils cherchaient de vieux clous, des liards et autres richesses pareilles. Le travail n’était pas ragoûtant ; mais que voulez-vous ? ils y trouvaient leur plaisir, et chacun prend le sien où il le trouve.

« Oh ! la, la ! s’écria l’un d’eux en se piquant à l’aiguille. En voilà une gueuse !

– Je ne suis pas une gueuse ; je suis une demoiselle distinguée », dit l’aiguille.

Mais personne ne l’entendait. En attendant, la cire s’était détachée, et l’aiguille était redevenue noire des pieds à la tête ; mais le noir fait paraître la taille plus svelte, elle se croyait donc plus fine que jamais.

« Voilà une coque d’oeuf qui arrive, dirent les gamins ; et ils attachèrent l’aiguille à la coque.

– À la bonne heure ! dit-elle ; maintenant je dois faire de l’effet, puisque je suis noire et que les murailles qui m’entourent sont toutes blanches. On m’aperçoit, au moins ! Pourvu que je n’attrape pas le mal de mer ; cela me briserait. »

Elle n’eut pas le mal de mer et ne fut point brisée. « Quelle chance d’avoir un ventre d’acier quand on voyage sur mer ! C’est par là que je vaux mieux qu’un homme. Qui peut se flatter d’avoir un ventre pareil ? voilà une bonne constitution ! Plus on est fin, moins on est exposé. »

Crac ! fit la coque. C’est une voiture de roulier qui passait sur elle.

« Ciel ! que je me sens oppressée ! dit l’aiguille ; je crois que j’ai le mal de mer : je suis toute brisée. »

Elle ne l’était pourtant pas, quoique la voiture eût passé sur elle. 

Elle gisait comme auparavant, étendue tout de son long dans le ruisseau. Qu’elle y reste !

Les fleurs de la petite Ida

« Mes pauvres fleurs sont toutes mortes, dit la petite Ida. Hier soir elles étaient encore si belles et maintenant toutes leurs feuilles pendent desséchées. D’où cela vient-il ? » demanda-t-elle à l’étudiant qui était assis sur le canapé et qu’elle aimait beaucoup.

Il savait raconter les histoires les plus jolies, et découper des images si amusantes, des coeurs avec de petites femmes qui dansaient, des fleurs et de grands châteaux dont on pouvait ouvrir la porte. Oh ! c’était un joyeux étudiant.

« Pourquoi mes fleurs ont-elles aujourd’hui une mine si triste ? demanda-t-elle une seconde fois en lui montrant un bouquet tout desséché.

– Je vais te dire ce qu’elles ont, dit l’étudiant. Tes fleurs ont été cette nuit au bal, et voilà pourquoi leurs têtes sont ainsi penchées.

– Cependant les fleurs ne savent pas danser, dit la petite Ida.

– Si vraiment, répondit l’étudiant. Lorsqu’il fait noir et que nous dormons nous autres, elles sautent et s’en donnent à coeur joie, presque toutes les nuits.

– Et les enfants ne peuvent-ils pas aller à leur bal ?

– Si, répondit l’étudiant ; les enfants du jardin, les petites marguerites et les petits muguets.

– Où dansent-elles, les belles fleurs ? demanda la petite Ida.

– N’es-tu jamais sortie de la ville, du côté du grand château où le roi fait sa résidence l’été, et où il y a un jardin magnifique rempli de fleurs ? Tu as bien vu les cygnes qui nagent vers toi, quand tu leur donnes des miettes de pain ? Crois-moi, c’est là que se donnent les grands bals.

– Mais je suis allée hier avec maman au jardin, répliqua la jeune fille ; il n’y avait plus de feuilles aux arbres, et pas une seule fleur. Où sont-elles donc ? J’en ai tant vu pendant l’été !

– Elles sont dans l’intérieur du château, dit l’étudiant. Dès que le roi et les courtisans retournent à la ville, les fleurs quittent promptement le jardin, entrent dans le château et mènent joyeuse vie. Oh ! si tu voyais cela ! Les deux plus belles roses s’asseyent sur le trône, et elles sont roi et reine. Les crêtes-de-coq écarlates se rangent des deux côtés et s’inclinent : ce sont les officiers de la maison royale. Ensuite viennent les autres fleurs, et on fait un grand bal... Les violettes bleues représentent les élèves de marine ; elles dansent avec les jacinthes et les crocus, qu’elles appellent mesdemoiselles. Les tulipes et les grands lis rouges sont de vieilles dames chargées de veiller à ce qu’on danse convenablement et à ce que tout se passe comme il faut.

– Mais, demanda la petite Ida, n’y a-t-il personne qui punisse les fleurs pour danser dans le château du roi ?

– Presque personne ne le sait, dit l’étudiant. Il est vrai que quelquefois, pendant la nuit, arrive le vieil intendant qui doit faire sa ronde. Il a un grand trousseau de clefs sur lui, et dès que les fleurs en entendent le cliquetis, elles se tiennent toutes tranquilles, se cachant derrière les longs rideaux et ne montrant que la tête. « Je sens qu’il y a des fleurs ici », dit le vieil intendant ; mais il ne peut pas les voir.

– C’est superbe, dit la petite Ida en battant des mains. Est-ce que je ne pourrais pas voir les fleurs danser, moi aussi ?

– Peut-être, dit l’étudiant. Penses-y, lorsque tu retourneras dans le jardin du roi. Regarde par la fenêtre et tu les verras. Je l’ai fait aujourd’hui même ; il y avait un long lis jaune qui était étendu sur le canapé. C’était une dame de la cour.

– Mais les fleurs du Jardin des Plantes y vont-elles aussi ? Comment peuvent-elles faire ce long chemin ?

– Mais, dit l’étudiant, si elles veulent, elles peuvent voler. N’as-tu pas vu les beaux papillons rouges, jaunes et blancs ? est-ce qu’ils ne ressemblent pas tout à fait aux fleurs ? c’est qu’ils n’ont pas d’abord été autre chose. Les fleurs ont quitté leur tige et se sont élevées dans les airs ; là elles ont agité leurs feuilles comme de petites ailes, et ont commencé à voler. Et, parce qu’elles se sont bien conduites, elles ont obtenu la permission de voler toute la journée, et elles n’ont plus besoin de rester chez elles attachées à leur tige. C’est ainsi qu’à la fin les feuilles sont devenues de véritables ailes. Mais tu l’as vu toi-même. Du reste, il se peut que les fleurs du Jardin des Plantes ne soient jamais allées dans le jardin du roi, et même qu’elles ignorent qu’on y mène la nuit si joyeuse vie. C’est pourquoi je veux te dire quelque chose qui fera ouvrir de grands yeux au professeur de botanique notre voisin. Lorsque tu iras dans le jardin, annonce à une fleur qu’il y a grand bal au château : celle-ci le répétera à toutes les autres, et elles s’envoleront. Vois-tu les yeux que fera le professeur, lorsqu’il ira visiter son jardin et qu’il n’y verra plus une seule fleur, sans pouvoir comprendre ce qu’elles sont devenues ?

– Mais comment une fleur pourra-t-elle le dire aux autres ? Les fleurs ne savent pas parler.

– C’est vrai, répondit l’étudiant ; mais elles sont très fortes en pantomime. N’as-tu pas souvent vu les fleurs, lorsqu’il fait un peu de vent, s’incliner et se faire des signes de tête ? n’as-tu pas remarqué que toutes les feuilles vertes s’agitent ? Ces mouvements sont aussi intelligibles pour elles que les paroles pour nous.

– Mais le professeur, est-ce qu’il comprend leur langage ? demanda Ida.

– Oui, assurément. Un jour qu’il était dans son jardin, il aperçut une grande ortie qui avec ses feuilles faisait des signes à un très bel oeillet rouge. Elle disait : “Que tu es beau ! comme je l’aime !” Mais le professeur se fâcha, et il frappa les feuilles qui servent de doigts à l’ortie. Il s’y piqua, et, depuis ce temps, comme il se souvient combien il lui en a cuit la première fois, il n’ose plus toucher à une ortie.

– C’est drôle, dit la petite Ida, et elle se mit à rire.

– Comment peut-on mettre de telles choses dans la tête d’un enfant ? » dit un ennuyeux conseiller qui était entré pendant la conversation pour faire une visite et qui s’était assis sur le canapé.

L’étudiant ne lui plut pas, et il ne cessa de murmurer, tant qu’il le vit découper ses petites figures risibles et joyeuses. 

Ce fut d’abord un homme pendu à une potence et tenant à la main un coeur volé ; puis une vieille sorcière qui trottait à cheval sur un balai et portait son mari sur son nez. 

Le conseiller ne pouvait supporter cette plaisanterie, et il répétait sans cesse sa première réflexion : « Comment peut-on mettre de telles choses dans la tête d’un enfant ? C’est une fantaisie stupide ! »

Mais tout ce que l’étudiant racontait à la petite Ida avait pour elle un charme extraordinaire, et elle y réfléchissait beaucoup. Les fleurs avaient les têtes penchées, parce qu’elles étaient fatiguées d’avoir dansé toute la nuit.

Elles étaient sans doute malades. Alors elle les emporta près de ses autres joujoux, qui se trouvaient sur une jolie petite table dont le tiroir était rempli de belles choses.

Elle trouva sa poupée Sophie couchée et endormie ; mais la petite lui dit : « Il faut te lever, Sophie, et te contenter pour cette nuit du tiroir. Les pauvres fleurs sont malades et ont besoin de prendre ta place. Ça les guérira peut-être. »

Et elle enleva la poupée. Celle-ci eut l’air tout contrarié, et ne dit pas un seul mot, tant elle était fâchée de ne pas pouvoir rester dans son lit !

Ida posa les fleurs dans le lit de Sophie, les couvrit bien avec la petite couverture et leur dit de se tenir gentiment tranquilles ; elle allait leur faire du thé pour qu’elles pussent redevenir joyeuses et se lever le lendemain matin. 

Puis elle ferma les rideaux autour du petit lit, afin que le soleil ne tombât pas sur leurs yeux.

Pendant toute la soirée, elle ne put s’empêcher de songer à ce que lui avait raconté l’étudiant, et, au moment de se coucher, elle se dirigea d’abord vers les rideaux des fenêtres, où se trouvaient les magnifiques fleurs de sa mère, jacinthes et tulipes, et leur dit tout bas : « Je sais que vous irez au bal cette nuit. »

Les fleurs firent comme si elles ne comprenaient rien et ne remuèrent pas une feuille ; ce qui n’empêcha pas Ida de savoir ce qu’elle savait.

Quand elle fut couchée, elle pensa longtemps au plaisir que ce devait être de voir danser les fleurs dans le château du roi. « Mes fleurs y sont-elles allées ? » Et elle s’endormit.

Elle se réveilla dans la nuit : elle avait rêvé des fleurs, de l’étudiant et du conseiller qui l’avait grondé. Tout était silencieux dans la chambre où Ida reposait. La veilleuse brûlait sur la table, et le père et la mère dormaient.

« Je voudrais bien savoir si mes fleurs sont encore dans le lit de Sophie ! Oui, je voudrais le savoir. »

Elle se leva à moitié et jeta les yeux sur la porte entrebâillée. Elle écouta, et il lui sembla qu’elle entendait toucher du piano dans le salon, mais si doucement et si délicatement qu’elle n’avait jamais entendu rien de pareil.

« Ce sont sans doute les fleurs qui dansent. Ah ! mon Dieu ! que je voudrais les voir ! »

Mais elle n’osa pas se lever tout à fait, de peur de réveiller son père et sa mère.

« Oh ! si elles voulaient entrer ici ! » pensa-t-elle.

Mais les fleurs ne vinrent pas, et la musique continua de jouer bien doucement. À la fin, elle ne put y tenir ; c’était trop joli. Elle quitta son petit lit et alla sur la pointe du pied à la porte pour regarder dans le salon. Oh ! que c’était superbe, ce qu’elle vit !

Il n’y avait point de veilleuse, il est vrai ; mais pourtant il y faisait bien clair. Les rayons de la lune tombaient par la fenêtre sur le plancher ; on y voyait presque comme en plein jour.

Toutes les jacinthes et les tulipes étaient debout sur deux longues rangées ; pas une ne restait à la fenêtre ; tous les pots étaient vides. Sur le plancher, toutes les fleurs dansaient joliment les unes au milieu des autres, faisaient toute espèce de figures, et se tenaient par leurs longues feuilles vertes pour faire la grande ronde.

Au piano était assis un grand lis jaune, avec qui la petite Ida avait fait connaissance dans l’été ; car elle se rappelait fort bien que l’étudiant avait dit : « Regarde comme ce lis ressemble à Mlle Caroline. » 

Tout le monde s’était moqué de lui, et cependant la petite Ida crut alors reconnaître que la grande fleur jaune ressemblait d’une manière étonnante à cette demoiselle. 

Elle avait en touchant du piano absolument les mêmes manières ; elle penchait sa longue figure jaune, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre et battait aussi la mesure avec la tête. 

Personne n’avait remarqué la petite Ida. 

Elle aperçut ensuite un grand crocus bleu qui sautait au milieu de la table où étaient ses joujoux et qui alla ouvrir le rideau du lit de la poupée. 

C’est là qu’étaient couchées les fleurs malades ; elles se levèrent aussitôt et dirent aux autres par un signe de tête qu’elles avaient aussi envie de danser. 

Le vieux bonhomme du vase aux parfums, qui avait perdu la lèvre inférieure, se leva et fit un compliment aux belles fleurs. 

Elles reprirent leur bonne mine, se mêlèrent aux autres et se montrèrent on ne peut plus joyeuses.

Tout à coup, quelque chose tomba de la table ; Ida regarda : c’était la verge qui s’élançait à terre ; elle aussi parut vouloir prendre part à la fête des fleurs. 

Sur elle était assise une petite poupée de cire, qui portait un grand et large chapeau absolument semblable à celui du conseiller. 

La verge sauta au milieu des fleurs, montée sur ses trois échasses rouges, et se mit à marquer fortement la mesure en dansant une mazurka ; il n’y avait qu’elle qui en fût capable : les autres fleurs étaient trop légères et n’auraient jamais pu faire entendre le même bruit avec leurs pieds.

Tout à coup, la poupée accrochée à la verge s’allongea et grandit, se tourna vers les autres fleurs, et s’écria tout haut : « Comment peut-on mettre de telles choses dans la tête d’un enfant ? C’est une fantaisie stupide ! »

Et la poupée de cire ressemblait alors extraordinairement au conseiller avec son large chapeau ; elle avait le même teint jaune et le même air grognon. Mais ses longues jambes frêles expièrent son exclamation : les fleurs les frappèrent rudement ; elle se ratatina soudain, et redevint une toute petite poupée.

Comme tout cela était amusant à voir ! La petite Ida ne put s’empêcher de rire. La verge continua de danser, et le conseiller était obligé de danser avec elle, malgré toute sa résistance, quoique tantôt il se fît grand et long, et tantôt reprît les proportions de la petite poupée au grand chapeau noir.

Mais enfin les autres fleurs intercédèrent pour lui, surtout celles qui sortaient du lit de la poupée ; la verge se laissa toucher par leurs instances et se tint tranquille.

Puis quelqu’un frappa violemment dans le tiroir où étaient enfermés les autres joujoux d’Ida. 

L’homme du vase aux parfums courut jusqu’au bord de la table, s’étendit sur le ventre, et réussit à ouvrir un peu le tiroir. 

Tout à coup Sophie se leva et regarda tout étonnée autour d’elle. « Il y a donc bal ici ! dit-elle ; pourquoi personne ne me l’a-t-il dit ?

– Veux-tu danser avec moi ? dit l’homme aux parfums.

– Par exemple, en voilà un danseur ! » dit-elle, et elle lui tourna le dos.

Elle s’assit ensuite sur le tiroir et pensa qu’une des fleurs allait venir l’inviter. Mais aucune d’elles ne se présenta : elle eut beau tousser et faire hum ! hum ! aucune n’approcha. L’homme se mit à danser tout seul, et s’en acquitta assez bien.

Comme aucune des fleurs ne semblait faire attention à Sophie, elle se laissa tomber avec un grand bruit du tiroir sur le plancher. 

Toutes les fleurs accoururent, lui demandèrent si elle s’était fait mal, et se montrèrent très aimables avec elle, surtout celles qui avaient couché dans son lit. 

Elle ne s’était pas fait le moindre mal, et les fleurs d’Ida la remercièrent de son bon lit, la conduisirent au milieu de la salle, où brillait la lune, et se mirent à danser avec elle. 

Toutes les autres fleurs faisaient cercle pour les voir. Sophie, joyeuse, leur dit qu’elles pouvaient désormais garder son lit, qu’il lui était égal de coucher dans le tiroir.

Les fleurs lui répondirent : « Nous te remercions cordialement ; nous ne pouvons pas vivre si longtemps. Demain nous serons mortes. Mais dis à la petite Ida qu’elle nous enterre là, dans l’endroit du jardin où est enterré le petit oiseau des Canaries. Nous ressusciterons dans l’été et nous reviendrons bien plus belles.

– Non, il ne faut pas que vous mouriez », dit Sophie ; et elle baisa les fleurs.

Mais au même instant, la porte du grand salon s’ouvrit, et une foule pressée de fleurs magnifiques entra en dansant. Ida ne pouvait comprendre d’où elles venaient.

Sans doute, c’étaient toutes les fleurs du jardin du roi ! À leur tête marchaient deux roses éblouissantes qui portaient de petites couronnes d’or : c’étaient le roi et la reine.

Ensuite vinrent les plus charmantes giroflées, les plus beaux oeillets, qui saluaient de tous côtés. Ils étaient accompagnés d’une troupe de musique ; de grands pavots et des pivoines soufflaient si fort dans des cosses de pois qu’ils en avaient la figure toute rouge ; les jacinthes bleues et les petites perce-neiges sonnaient comme si elles portaient de véritables sonnettes.

C’était une musique bien remarquable ; toutes les autres fleurs se joignirent à la bande nouvelle, et on vit danser violettes et amarantes, pâquerettes et marguerites. Elles s’embrassèrent toutes les unes les autres. C’était un spectacle délicieux.

Ensuite, les fleurs se souhaitèrent une bonne nuit, et la petite Ida se glissa dans son lit, où elle rêva à tout ce qu’elle avait vu. 

Le lendemain, dès qu’elle fut levée, elle courut à la petite table pour voir si les fleurs y étaient toujours. 

Elle ouvrit les rideaux du petit lit ; elles s’y trouvaient toutes, mais encore bien plus desséchées que la veille. 

Sophie était couchée dans le tiroir où elle l’avait placée, et avait l’air d’avoir grand sommeil.

« Te rappelles-tu ce que tu as à me dire ? » lui dit la petite Ida.

Mais Sophie avait une mine tout étonnée, et ne répondit pas un mot.

« Tu n’es pas bonne, dit Ida ; pourtant, elles ont toutes dansé avec toi »

Elle prit ensuite une petite boîte de papier qui contenait des dessins de beaux oiseaux, et elle y mit les fleurs mortes.

« Voilà votre joli petit cercueil, dit-elle. Et plus tard, lorsque mes petits cousins viendront me voir, ils m’aideront à vous enterrer dans le jardin, pour que vous ressuscitiez dans l’été et que vous reveniez plus belles. »

Les cousins de la petite Ida étaient deux joyeux garçons ; ils s’appelaient Jonas et Adolphe. Leur père leur avait donné deux arbalètes, et ils les emportèrent pour les montrer à Ida. 

La petite fille leur raconta l’histoire des pauvres fleurs qui étaient mortes et les invita à l’enterrement. 

Les deux garçons marchèrent devant avec leurs arbalètes sur l’épaule, et la petite Ida suivit avec les fleurs mortes dans le joli cercueil ; on creusa une petite fosse dans le jardin ; Ida, après avoir donné un dernier baiser aux fleurs, déposa le cercueil dans la terre. 

Adolphe et Jonas tirèrent des coups d’arbalète au-dessus de la tombe ; car ils ne possédaient ni fusil ni canon.