Conte d'Andersen : L’infirme
Dans un vieux château vivaient un jeune et beau seigneur et sa femme également belle.
Tous deux, ils avaient de grandes richesses et Dieu les protégeait.
Ils étaient d’humeur gaie et ils aimaient à s’amuser en même temps qu’ils faisaient beaucoup de bien ; ils voulaient rendre tout le monde autour d’eux joyeux et heureux comme ils l’étaient eux-mêmes.
À la fête de la naissance du Christ, il y avait toujours chez eux, dans l’ancienne salle des chevaliers, un grand arbre de Noël, magnifiquement orné ; un feu splendide flamboyait dans l’immense cheminée ; les cadres des portraits des aïeux étaient entourés de branches de sapins.
Là s’assemblaient les maîtres de la maison et leurs hôtes ; là régnaient la liesse, les chants, l’allégresse.
Auparavant, les maîtres avaient pris soin que la fête fût aussi complète dans la chambre des serviteurs.
Là aussi se dressait un grand sapin, tout resplendissant de bougies de cire rouges et blanches, toutes allumées, de petits drapeaux bariolés, de cygnes et autres animaux découpés dans du papier de couleur, de bonbons et friandises de toute sorte.
Les enfants pauvres du domaine seigneurial étaient invités, et avec les enfants naturellement étaient venues les mères.
Mais celles-ci ne donnaient guère d’attention au bel arbre ; leurs regards se dirigeaient vers la table où étaient étalés les présents solides, les pièces de drap, les lainages, la toile de ménage.
C’est vers ces cadeaux aussi que se tournaient les yeux des enfants les plus âgés et les plus sages ; mais les petits et les évaporés de tout âge ne voyaient que les bougies, les sucreries, les fanfreluches brillantes et dorées, et tendaient en tremblant d’émotion leurs mains vers le bel arbre.
Dans l’après-midi de ce grand jour, les pauvres du village s’étaient déjà rassemblés dans une salle du château et on les y avait régalés, selon l’usage, d’oies rôties avec des choux rouges, et de riz au lait bien sucré.
Après le festin, quand ils avaient admiré l’arbre, ils recevaient encore du punch et des chaussons de pomme ; puis ils s’en retournaient chez eux.
Une fois dans leur pauvre chambrette, ils causaient encore bien avant dans la nuit des plaisirs de la journée, des bonnes choses qu’ils avaient mangées, et on passait en revue les cadeaux qu’on avait rapportés.
Une des familles qui recevaient le plus de présents, c’était celle de Pierre et Christine, qui, sous la direction d’un jardinier savant et expert, avaient soin des fleurs et des légumes ; ils habitaient une jolie maisonnette qui appartenait au châtelain ; c’étaient les maîtres qui habillaient leurs cinq enfants.
- Nos seigneurs sont bons et bienfaisants, dit Christine un jour de Noël. Mais aussi il leur est facile de donner ; ils sont si riches ! et madame disait l’autre jour que c’était pour elle un vrai plaisir que d’avoir soin des pauvres.
— Voilà de bons et chauds vêtements d’hiver, dit Pierre, que madame nous a donnés pour nos quatre enfants valides. Mais l’infirme, il n’y a donc rien pour lui ? Tous les ans, cependant, il recevait quelque beau cadeau.
L’infirme, c’était l’aîné ; il s’appelait Jean.
Étant tout jeune, il était on ne peut plus ingambe et plein de vivacité ; mais, tout à coup, ses jambes devinrent faibles et bientôt elles ne purent plus porter le poids de son petit corps ; il devint même incapable de se soutenir debout et il y avait déjà cinq ans qu’il restait constamment couché au lit.
- Mais si, dit la mère, on m’a donné un cadeau pour lui : ce n’est pas grand’chose, ce n’est qu’un livre ; mais, comme il aime à lire, cela le distraira.
— Peut-être, observa le père ; mais je me serais attendu à plus de la part de nos seigneurs.
Jean fut enchanté du présent.
C’était un garçon fort éveillé ; la lecture même de choses sérieuses l’amusait beaucoup.
Il était aussi très adroit de ses mains et il tenait à se rendre utile autant que sa triste infirmité le lui permettait.
Il tricotait des bas de laine ; il faisait encore au tricot d’autres ouvrages, des couvre-lits tout entiers ; la dame du château en avait acheté un et l’avait trouvé fort beau : oui, Jean était bon et laborieux.
Le livre qu’il venait de recevoir était un livre de contes ; il en contenait beaucoup, ils étaient d’une sage morale et portaient à la réflexion.
- Ce livre n’est d’aucune utilité dans la maison, reprit le père ; mais enfin ce sera pour ce pauvre Jean un passe-temps ; il ne peut pas tricoter des bas toute la journée.
L’hiver passa, et arriva le printemps ; le gazon, les feuilles, les fleurs commencèrent à pousser, mais aussi les mauvaises herbes ; le chiendent, les orties pullulaient de toutes parts.
Il y avait bien de l’ouvrage pour Pierre et Christine ; il fallait planter, arroser, tenir en état le jardin du château.
- Que de fatigues il nous faut endurer, dit un matin Christine. À peine avons-nous bien nettoyé et ratissé les chemins, qu’il vient des étrangers qui vont et viennent partout, et il faut reprendre le râteau.
Et les enfants qui marchent dans les plates-bandes ! il nous faut effacer les traces de leurs pieds.
Enfin le jardinier en chef, nous deux et les trois garçons jardiniers, nous sommes occupés sans cesse : c’est une jolie dépense, rien que pour les fleurs ; mais il est vrai que nos seigneurs sont si riches !
— Je crois bien qu’ils sont riches ! dit Pierre. Comme les biens de ce monde sont singulièrement distribués ! Nous sommes tous les enfants du bon Dieu, dit notre pasteur. Pourquoi donc tant de différence dans les fortunes ?
— Cela provient du péché originel, » répondit Christine.
Et ils coururent au travail qui pressait. Mais, le soir, lorsqu’ils rentrèrent harassés, ils se réunirent pour causer du même sujet.
Jean, pendant ce temps, lisait dans son livre.
Le travail pénible, auquel leur indigence les avait condamnés dès leur enfance, avait non seulement rendu leurs mains calleuses, il avait aussi endurci leurs cœurs ; leur esprit était morose ; ils étaient mécontents de leur condition, et, comme ils n’apercevaient pas de chance qu’elle s’améliorât, leur dépit tournait à l’aigreur et à l’amertume.
- Oui, dit Pierre, les uns naissent au milieu de l’opulence et des agréments de la vie, et le bonheur les suit constamment ; les autres ne cessent de végéter dans la misère. Pourquoi souffrons nous de la curiosité, de la désobéissance de nos premiers parents ? Certes, Christine et moi, si nous avions été dans le paradis, nous nous serions autrement comportés.
— Vous auriez fait tout autant ! s’écria Jean. Tenez, c’est imprimé, là, dans mon livre.
— Qu’en sait-il, ce livre ? dit Pierre.
— Écoutez », répondit Jean, et il leur lut le vieux conte du bûcheron et de sa femme qui se plaignaient aussi de l’injustice qu’il y avait à leur faire supporter la faute d’Adam et Ève.
- Un jour, le roi, étant à la chasse, traversa la forêt et les entendit faire leur éternelle jérémiade.
“Mes braves gens, dit-il, vos malheurs sont finis. Suivez-moi et venez dans mon palais.
Vous y serez installés comme des princes et vous serez traités comme ma propre Majesté.
Au dîner, sept plats variés, et un huitième pour la vue.
C’est une porcelaine des plus rares, aux peintures les plus délicates. Mais gardez-vous d’en soulever le couvercle ; sinon, au même moment c’en sera fait de la félicité que vous allez goûter.”
Et il en fut comme le roi avait dit.
Le bûcheron et sa femme vivaient comme des coqs en pâte et ils faisaient honneur à leurs sept plats.
“Que peut-il bien y avoir de caché dans cette belle porcelaine ? dit un jour la femme.
— Qu’est-ce que cela peut nous faire ? répondit le bûcheron.
— Je ne suis pas curieuse en général, reprit la femme ; mais cela me taquine de ne pas savoir au moins pourquoi nous ne devons pas lever le couvercle. Il y a sans doute dedans quelque friandise exquise, réservée au roi seul.
— À moins que ce ne soit quelque vilaine mécanique à surprise, dit l’homme ; il y a peut-être un ressort qui, au moindre contact, fait partir un coup de pistolet qui serait entendu de tout le palais.
— Seigneur ! que dis-tu là ?” s’écria en frissonnant la femme, et elle n’osait presque plus regarder le couvercle.
Mais, la nuit suivante, elle vit en rêve le bienheureux couvercle se lever de lui-même et se tenir suspendu en l’air.
Du plat s’exhalait une délicieuse odeur, rappelant le punch le plus exquis qu’elle eût jamais bu à une noce ou à un enterrement.
Au fond brillait une grande médaille d’argent sur laquelle étaient gravés ces mots : “Si vous buvez de mon breuvage, vous deviendrez les plus riches Crésus de l’univers ; tous les autres à côté de vous seront des mendiants.”
À ce moment, elle s’éveilla et elle raconta à son mari ce beau rêve.
“Cela ne prouve qu’une chose, dit-il, c’est que « ton esprit est sans cesse préoccupé de ce plat.”
« Lorsqu’ils furent de nouveau à table, elle dit :
“Mais enfin, nous pourrions soulever le couvercle un tout petit peu, avec précaution, juste ce qu’il faudrait pour jeter un coup d’œil sur le contenu.
— Soit, dit le bûcheron, mais fais bien attention.”
Et, en prenant bien garde, elle leva doucement le couvercle par un des bords seulement ; mais, aussitôt, deux petites souris blanches s’élancèrent d’un bond dehors et, sautant par terre, disparurent par une fente du plancher.
Saisie de frayeur, la femme avait laissé précipitamment retomber le couvercle qui se fêla. À ce bruit le roi arriva ; ils auraient voulu se cacher sous-terre.
« “Eh bien, dit Sa Majesté, vous pouvez me faire vos adieux, car vous allez retourner à votre forêt et reprendre la hache du bûcheron.
La vie va vous sembler plus amère que jamais ; mais ne murmurez plus contre Adam et Ève ; car vous avez été tout aussi curieux qu’eux et aussi ingrats.” »
« C’est bien singulier, dit Pierre, que cette histoire se trouve dans ce livre ; on dirait qu’elle est écrite exprès pour nous. Mais peu importe, je sens qu’elle me donnera beaucoup à réfléchir. »
Le lendemain il y eut beaucoup à travailler au jardin.
Pierre et Christine furent, pendant des heures, rôtis par les rayons brûlants du soleil ; puis, survint un terrible orage qui les mouilla jusqu’à la peau.
Et ils étaient de très mauvaise humeur, et ils ruminaient une foule de pensées moroses. Rentrés dans leur chétive demeure, ils soupèrent maigrement avec du lait caillé et du pain noir.
Il faisait encore un peu jour : « Si tu nous lisais encore une fois l’histoire du bûcheron, dit Christine au petit Jean.
— Il y a dans le livre encore bien d’autres jolis contes, répondit Jean ; vous n’en connaissez aucun. — Cela m’est égal, dit Pierre, qu’ils soient beaux et nouveaux ; moi, j’aime à entendre ceux que je connais déjà. »
Et Jean relut l’histoire qu’ils demandaient, et, bien d’autres soirs, il lui fallut la leur lire encore.
« Plus je songe à ce qui est arrivé à ce bûcheron et à sa femme, dit un jour Pierre, plus certaines choses me deviennent compréhensibles.
Cependant je ne vois pas encore tout à fait clair.
Il en est des hommes comme du lait : d’abord, cela ne semble faire qu’une seule masse ; puis, les couches se séparent : d’un côté, vous avez la belle crème dont on fait le bon beurre, les excellents fromages, et, de l’autre, le mauvais petit-lait.
De même, vous voyez d’une part les misérables, de l’autre les gens qui ont de la chance en tout, qui vivent dans une joie continuelle et n’ont aucune idée des soucis et des privations. »
Jean n’approuvait pas ces remarques amères et cependant lui, que son mal clouait au lit, aurait eu le plus à se plaindre du sort ; mais il avait en partage un grand bon sens.
Et, pour consoler ses parents, il leur lut encore un autre conte bien instructif de son livre, celui de l’homme sans soucis et sans peines :
Où trouver cet homme, cet être unique ; il fallait cependant le découvrir.
Le roi était très malade, et les plus célèbres docteurs avaient déclaré qu’il ne guérirait que s’il mettait la chemise de l’homme qui pourrait dire en vérité qu’il n’avait jamais eu de peines ni de soucis.
On expédia des émissaires aux quatre coins du monde ; ils explorèrent les palais, les châteaux, les maisons des riches ; partout, les gens qui paraissaient les plus gâtés par la fortune reconnaissaient tous avoir eu, au moins une fois, quelque cruel chagrin.
« “Ce n’est pas à moi que pareille chose est arrivée, dit un porcher qui était assis au bord d’un fossé et ne faisait que rire et chanter. Je n’ai pas cessé un instant de ma vie d’être content et joyeux.
– Le voilà donc le phénix que nous cherchons, s’écrièrent les envoyés du roi. Tu vas nous donner ta chemise ; c’est pour Sa Majesté ; tu auras en retour la moitié de son royaume.
Mais, ô surprise ! le gardeur de porcs, l’homme le plus heureux de la terre ne possédait pas de chemise. »
Pierre et Christine à ce récit éclatèrent de rire, et ils continuèrent à rire de bon cœur plus longtemps que cela ne leur était arrivé depuis bien des années.
En ce moment le maître d’école passait devant leur chaumière.
« Qu’est-ce qui vous arrive ? dit-il, pourquoi cette joie ? avez-vous gagné le gros lot à la loterie ?
— Non, c’est bien plus drôle, répondit Pierre. Notre Jean vient de nous lire l’histoire de l’homme qui n’avait ni soucis ni peines, et le farceur n’avait pas de chemise.
Ma foi, cela vous remet du cœur au ventre d’entendre cette histoire ; et voyez donc, elle est imprimée dans un livre ; ce n’est pas un conte ordinaire.
Oui, les riches qu’on envie ont bien aussi leur fardeau d’ennuis ; on n’est donc pas seul à avoir des tourments.
C’est toujours une consolation.
— D’où vous vient donc ce livre ? demanda le maître d’école.
— Nos maîtres en ont fait cadeau à Jean le dernier Noël, dit Christine.
Vous savez, il aime à lire, cela le distrait, le pauvre infirme.
Alors, nous pensions qu’une paire de chemises neuves aurait mieux valu pour lui que ce livre ; mais, aujourd’hui, nous voyons quel utile présent cela a été, et comme on y trouve l’explication de bien des choses. »
L’instituteur prit le volume et le feuilleta.
« Lisez-nous, à votre tour, dit Pierre, le conte de tout à l’heure, que je le saisisse bien ; et puis, si vous voulez être bien gentil, vous me lirez l’histoire du bûcheron et de sa femme. »
Ces deux contes suffisaient pleinement au brave Pierre ; ils étaient pour lui comme deux rayons de soleil qui étaient venus reluire dans sa pauvre chambrette et avaient chassé des pensées sombres qui obscurcissaient chez lui et chez Christine l’intelligence des choses de ce monde.
Jean, lui, avait lu et relu plusieurs fois tout le volume ; ces contes le transportaient en esprit dans des régions où ses faibles jambes n’auraient jamais pu le porter.
Le maître d’école resta encore longtemps auprès du lit à causer avec Jean, et il trouva du plaisir à la conversation de l’enfant, dont la maladie et la solitude avaient mûri l’intelligence sans lui aigrir le cœur, parce que son cœur était excellent.
Et, depuis, il repassa assez souvent pour tenir compagnie à Jean, quand Pierre et Christine étaient à leur travail.
C’était chaque fois une fête pour Jean quand l’instituteur venait le trouver ; avec quelle attention, quel plaisir il écoutait ce qu’il lui racontait de l’étendue de la terre et des merveilles des divers pays ; quelle joie ce fut, lorsqu’il apprit que le soleil est plus d’un demi-million de fois plus grand que notre globe et qu’il en est si éloigné qu’un boulet de canon mettrait plus de vingt-cinq ans pour parcourir la distance du soleil à la terre, tandis qu’il ne faut pour cela que huit minutes aux rayons de la lumière.
Ces choses-là, tout bon écolier les sait dès l’âge de neuf à dix ans ; mais, pour Jean, c’était tout à fait nouveau, et cela lui semblait encore plus merveilleux que les contes de son livre.
L’instituteur qui, deux ou trois fois par an, était invité à dîner au château, y raconta à la première occasion quel important rôle ce volume d’histoires avait joué dans la pauvre chaumière, comment deux contes seuls avaient suffi pour réconforter le courage des parents, comment le petit garçon malingre avait, par sa lecture, ramené la gaieté dans la maison.
Au départ, la châtelaine lui remit deux beaux écus brillants pour le brave Jean : « Ce sera pour papa et maman, dit l’enfant lorsqu’on lui présenta le cadeau.
— Tiens, dit Pierre, qui aurait cru que notre garçon infirme serait utile et attirerait la bénédiction sur sa famille ?
Quelques jours après, les parents étant occupés au jardin, la voiture des maîtres s’arrêta devant la chaumière, et la châtelaine, qui était la bonté même, en descendit ; elle était enchantée que son présent de Noël eût fait si bon effet, et elle venait voir le petit Jean.
Elle lui apportait du gâteau, des fruits, une bouteille de sirop doux, et puis, ce qui fit à l’enfant bien plus de plaisir, dans une cage dorée un joli pinson qui ne cessait de chanter de la plus gentille façon du monde.
La dame plaça la cage sur la vieille commode, près du lit de Jean, de sorte qu’il pouvait toujours apercevoir son cher oiselet, et le voir sautiller gaiement en lançant ses joyeux trilles.
Pierre et Christine ne rentrèrent que tard ; ils apprirent la visite de la châtelaine et ils virent combien Jean était heureux avec son pinson ; mais il leur sembla que ce cadeau ne faisait que leur procurer un nouvel ennui.
« Ces gens riches, dit Pierre, ne comprennent pas la situation des pauvres gens. Nous voilà forcés de prendre soin de cet oiseau, Jean ne le peut pas. Finalement le chat mangera ce maudit pinson, qui piaille tout le temps. »
Une semaine se passa, puis une seconde ; le chat avait été bien souvent dans la chambre, sans avoir paru faire attention à l’oiseau et sans l’avoir effrayé.
Mais survint alors un grand événement.
Une après-midi, les parents étaient au jardin, les autres enfants à l’école ; Jean était tout seul à la maison et lisait dans son livre le conte de la marchande de poissons qui avait reçu le don de voir se réaliser tous ses souhaits.
Elle avait désiré les choses les plus extravagantes, avait demandé à être roi, elle l’était devenue ; puis elle avait voulu être empereur, et cela s’était fait. Mais voilà qu’elle souhaita être le bon Dieu ; alors eut lieu un épouvantable coup de tonnerre, et la sotte marchande se trouva de nouveau habillée de bure, derrière ses baquets de poissons.
L’histoire n’avait aucun rapport avec ce qui allait se passer entre le chat et l’oiseau ; mais il n’en est pas moins vrai que c’était là le conte que Jean lisait lorsqu’arriva l’événement dont le récit va suivre et dont il se souvint toute sa vie ainsi que de cette histoire.
La cage donc était sur la commode ; le chat était accroupi sur le plancher, ramassé sur lui-même et fixant l’oiseau de ses yeux vert jaune.
Et ces yeux parlaient et disaient : « Petit oiseau, que tu es gentil ! je voudrais bien te croquer. » Jean comprit ce langage, et cria : « Va-t’en, vilain chat ! veux-tu t’en aller bien vite ! »
Mais le chat ne fit aucune attention à cet ordre, et, baissant la tête, s’apprêta à sauter. Jean ne pouvait le chasser ; il n’avait, pour jeter à la tête du chat, que son livre, son cher livre de contes ; il n’hésita pas et le lança sur la bête.
Mais à force d’avoir été lu si souvent, le volume s’était défait, la couverture vola d’un côté, les pages de l’autre, et le chat ne fut pas atteint.
L’animal, cependant, se retira un peu de côté et parut réfléchir ; il se dit probablement : « Après tout, petit Jean, je n’ai pas peur de toi ; tu ne peux ni marcher, ni sauter, moi je puis l’un et l’autre ; donc tu ne m’empêcheras pas de faire ce qui me plaît. »
Et la cruelle bête se rapprocha de nouveau et se remit à fixer l’oiseau, qui était devenu inquiet et voletait çà et là en poussant de petits cris de détresse.
« Personne dans la maison, se disait Jean tout désolé ; personne dans le voisinage que je puisse appeler pour qu’il vienne au secours. »
On aurait pensé que le chat devinait qu’il en était ainsi ; il courba le dos comme pour prendre son élan. Jean avait saisi sa couverture de lit ; cela, il pouvait le faire : il avait l’usage de ses mains.
D’abord il agita la couverture en menaçant le chat ; mais, l’animal ne bougeant pas, il la lança sur lui. La bête fit un bond de côté, puis sauta sur la chaise et de là sur l’appui de la fenêtre, tout près de la cage.
Le sang du pauvre infirme bouillait dans ses veines, mais il n’y prenait garde ; toute sa pensée était concentrée sur son oiseau chéri et sur le méchant chat. Comment empêcher la catastrophe qui approchait ? Il éprouva le même effet que si son cœur se retournait dans sa poitrine, lorsque le chat s’élança sur la commode et, poussant la cage, la renversa.
Le malheureux pinson, effarouché à mort, s’agitait comme un perdu, se heurtant contre les barreaux.
Dans son angoisse, Jean poussa un cri perçant, il ressentit dans tout son corps une commotion violente, et sans qu’il sût comment cela se fit, le voilà qui trouve la force de sauter en bas du lit, de monter sur la chaise.
Chassant le chat, il saisit la cage et, la tenant élevée de ses deux mains, il sortit en courant hors de la maison.
C’est alors seulement que la réflexion lui vint, et, pleurant des larmes de joie, il s’écria : « Je peux marcher, je peux de nouveau marcher ! »
Il avait en effet retrouvé l’usage de ses jambes. Plus tard, il lut dans des livres de science qu’à la suite d’une émotion terrible et subite la maladie dont il souffrait se guérit, très rarement il est vrai ; mais, enfin, pour lui c’était arrivé.
Le maître d’école ne demeurait pas loin ; Jean courut chez lui, nu-pieds, en chemise et en camisole de nuit, tel qu’il était sorti du lit, tenant toujours la cage.
Le maître d’école n’en croyait pas ses yeux.
« Je puis marcher, Seigneur Dieu, merci, je puis marcher ! » disait Jean, au milieu des sanglots que lui arrachait le saisissement.
Et quelle jubilation cela fut lorsque accoururent Pierre et Christine, que l’instituteur était allé chercher.
Et ils embrassaient Jean ! Et ses frères et sœurs sautaient et dansaient autour de lui !
Il n’y avait qu’une ombre à tout ce bonheur : le gentil pinson, auquel Jean devait sa guérison, était là étendu sans mouvement ; il était mort de frayeur. On l’enterra au pied du plus beau rosier du jardin.
Le lendemain, Jean fut appelé au château ; il y avait bientôt six ans qu’il n’avait fait ce chemin ; il lui semblait que les tilleuls, les hêtres et les autres arbres qu’il connaissait tous, agitaient leurs branches pour le saluer et lui souhaiter la bienvenue.
Et il fut accueilli avec des caresses par les bons châtelains, qui avaient l’air aussi ravi de ce qui était arrivé à Jean que s’il avait été leur propre enfant.
Et comme il remercia l’excellente dame qui lui avait donné le joli pinson et le beau livre qui avait servi de consolation à ses parents au milieu des durs labeurs de la vie ! Oh ! ce livre, il le garderait toute sa vie, comme la plus précieuse relique.
« Et maintenant, dit-il encore, je pourrai être utile à mes parents et apprendre un métier. Je voudrais bien être relieur ; j’aurais alors occasion de lire tous les nouveaux livres qui paraissent. »
L’après-midi, les châtelains firent venir Pierre et Christine pour leur apprendre qu’ils avaient délibéré sur l’avenir du petit Jean.
« C’est un enfant bien docile, dit la bonne dame, très éveillé, heureusement doué ; il montre de grandes dispositions pour l’étude, et, avec l’aide de Dieu, il prospérera. »
Les parents rentrèrent chez eux, heureux comme on ne peut l’être davantage ; Christine surtout nageait dans la plus pure félicité ; mais huit jours après, elle pleurait.
Jean quittait la maison pour aller se préparer à la carrière à laquelle on le destinait.
On le conduisait au delà de la mer, dans une autre île du Danemark, où se trouvait une fameuse école ; là il devait apprendre une foule de sciences et même le latin.
La bonne châtelaine l’avait muni de tout ce qu’il lui fallait, et elle devait veiller à ce que rien ne manquât à son instruction.
Son livre de contes, Jean ne l’emporta pas ; quelque cher qu’il lui fût, il le laissa à ses parents. Pierre y lisait souvent mais toujours seulement les deux histoires que nous connaissons ; il ne lisait pas très couramment et il trouvait inutile de se donner de la peine pour de nouvelles histoires qui ne pouvaient pas être plus belles que celles qui le charmaient.
Il arriva souvent des lettres de Jean, toutes pleines de joie et de gaieté. La châtelaine l’avait confié à de braves gens qui prenaient le plus grand soin de lui, et, à l’école, on lui enseignait les choses les plus intéressantes.
Oh ! il était heureux ; les maîtres étaient contents de lui et lui avaient dit qu’il serait un bon instituteur : c’était là la carrière à laquelle il se destinait.
« Vivrons-nous, dit Pierre un soir, jusqu’au jour où notre cher enfant sera ici à la tête de l’école, comme la bonne châtelaine nous l’a promis ?
— Dans tous les cas, dit Christine, nous pourrons quitter la terre rassurés sur le sort de notre fils.
Oui, certes, le bon Dieu pense aussi aux enfants des pauvres gens. L’histoire de notre petit infirme est merveilleuse ; ne la dirait-on pas tirée du livre des contes ? »