Conte d'Andersen : Il faut une différence
C’était aux approches de l’été, le printemps avait été magnifique ; les arbres, les bosquets, les prés, les champs, étaient dans toute leur splendeur. Il y avait des fleurs à foison, par myriades ; l’éclat de leurs couleurs réjouissait les yeux, l’air embaumait.
Il y avait surtout au bas de la promenade, sur un jeune pommier, une branche de forme élégante et gracieuse chargée de gros boutons roses, d’une fraîcheur délicieuse, prêts à éclore ; c’était le véritable emblème du printemps.
La jolie branche savait bien combien elle était belle, et elle ne fut nullement surprise de voir une voiture de maître s’arrêter devant elle et une jeune comtesse en descendre, s’écriant avec jubilation :
« Voyez donc, ma mère, cet amour de branche de pommier ; elle serait digne de servir de couronne à Flore en personne. »
Et la jeune fille coupa la branche, et, la tenant délicatement dans sa main mignonne, l’abritant de son ombrelle contre l’ardeur du soleil, elle commanda de retourner au château.
Elle monta un superbe escalier de marbre et, après avoir traversé de riches appartements, elle arriva dans une grande et haute salle, splendidement décorée, aux tentures somptueuses.
Dans de magnifiques vases se trouvaient des bouquets, composés des fleurs les plus rares ; mais, à la place d’honneur, la petite comtesse fit placer un vase d’albâtre et elle y mit sa branche de pommier au milieu de quelques branches de hêtre au feuillage sombre et touffu, sur lequel les boutons roses se détachaient à merveille.
C’était un vrai régal pour les yeux.
Et la branche s’enorgueillit et devint toute fière de ces témoignages d’admiration.
Ce n’est pas aux hommes à le lui reprocher ; nous en aurions fait tout autant.
Il venait dans cette salle des personnes de tout rang ; les unes regardaient en silence, les autres avaient le droit d’exprimer leur appréciation : parmi ces dernières, les unes parlaient peu ; les autres bavardaient beaucoup trop et disaient plus d’inepties que de paroles judicieuses.
Mais, au milieu de ce verbiage, où il était souvent question d’elle, notre branche comprit une chose, c’est qu’en tout, même parmi les végétaux, il y a de grandes différences.
« Il y a des plantes, pensait-elle, qui ne sont que pour l’apparat ; il y en a qui flattent l’odorat ; d’autres qui servent à la nourriture ; il y en a d’autres encore dont on ne sait pas quel peut être l’usage, et qui pourraient aussi bien ne pas exister. »
Et la branche, qui était placée près de la fenêtre, jetait en même temps un regard scrutateur sur la cour, le jardin et les champs, et examinait d’un air capable toutes les variétés de plantes qui y poussaient : il y en avait de superbes, au feuillage opulent, aux riches couleurs ; il y en avait qui ne payaient pas de mine, et même de tout à fait chétives.
« Pauvres créatures délaissées, dit la branche en voyant ces dernières, comme la nature vous a traitées en marâtre !
Comme elles doivent se sentir malheureuses, si, comme moi et mes pareilles, elles ont conscience de leur juste valeur !
D’un autre côté il faut bien qu’il y ait une différence.
Il en est qui sont en haut, d’autres en bas de l’échelle.
Oui, il n’y a pas à dire, il est nécessaire qu’il y ait une différence ; sans cela, nous serions tous égaux. »
Et la branche contempla avec compassion surtout une espèce de plante qui pullulait dans les champs, les fossés, oui,
même entre les pavés.
Personne n’en faisait des bouquets ; elle était trop ordinaire, c’était vraiment une mauvaise herbe et quel vilain nom
elle avait : c’était le pissenlit.
« Infortunée, dit la branche de pommier, comme on te méprise ! Ce n’est point ta faute cependant, si tu as si mince apparence ; on a eu tort de te honnir de ce vilain nom.
Mais, chez les végétaux, comme chez les hommes, il faut une distinction de rang, tant pis pour ceux qui sont les derniers. Il faut une différence. »
Survint un rayon de soleil ; il jeta un chaud baiser sur la belle branche en fleur, mais il baisa aussi les jaunes pissenlits de la cour et des ruelles ; et tous les frères du rayon de soleil faisaient de même : ils caressaient les belles fleurs, et aussi les plus vulgaires.
La branche n’avait jamais réfléchi que l’amour du Créateur est infini et embrasse également tout ce qui vit et se meut en lui ; elle ne s’était jamais aperçue que bien des choses belles et bonnes restent cachées et qu’on ne doit pas juger selon les apparences.
Mais ce n’est pas aux hommes à le lui reprocher ; nous en faisons autant.
Le rayon de soleil, la lumière pure savait mieux ce qui en était, et lui dit :
« Tu ne me parais pas voir bien clair. Quelle est donc cette plante dédaignée que tu plains tant ?
— C’est ce pauvre pissenlit, répondit la branche. On n’en fait pas des bouquets, on ne le cueille pas, on le foule aux pieds sans scrupule.
Il y en a aussi par trop.
Et, quand il monte en graine, cela fait comme des flocons de vieille laine, cela voltige partout et s’attache aux habits des gens.
C’est vraiment une mauvaise herbe. Mais il faut qu’il y en ait aussi de cette sorte.
Seulement je me félicite et je suis reconnaissante envers le Créateur de n’être pas placée à un degré si bas que ces malheureux pissenlits. »
Voilà qu’on vit accourir, à travers la prairie, une joyeuse troupe d’enfants ; il y en avait un tout petit, qui savait à peine marcher et que les autres portaient en triomphe.
Lorsqu’il aperçut une épaisse touffe de pissenlits, il demanda à être assis au beau milieu de ce massif de fleurs jaunes, et, de plaisir, il se mit à trépigner avec ses petites jambes, et à rire tout haut ; il cueillit un bouquet, et, dans son innocente joie, il y déposa un tendre baiser.
Les enfants un peu plus âgés, enlevant les fleurs des tiges, se mirent à enfiler celles-ci les unes dans les autres, de façon à en faire des colliers, des bracelets, de grandes chaînes avec une croix, qui descendaient des épaules jusqu’au milieu de la poitrine ; et ils s’amusaient royalement à s’orner ainsi.
Les plus grands étaient à l’affût des fleurs en graine ; ils les coupaient, et, saisissant délicatement la tige, ils considéraient curieusement cet assemblage de filaments et d’aigrettes, déliés et ténus, qui, groupés savamment, soutiennent la couronne des semences : c’était une véritable œuvre d’art ; on aurait dit un flocon de fines plumes d’édredon arrangées par des doigts de fées.
Puis, les enfants approchaient de leur bouche toujours avec précaution ce léger duvet, et, soufflant avec force, tâchaient de faire envoler d’un seul coup tous les filaments.
Celui qui réussissait sautait de joie : à Noël, comme disaient les vieilles gens d’après une ancienne tradition, il aurait un superbe cadeau.
Voilà comment la plante si méprisée faisait le bonheur de tout ce petit monde.
- Vois-tu, dit le rayon à la branche, vois-tu comme la pauvre fleur est appréciée, combien de joie elle procure !
- Oui, oui, répondit la branche, elle est bonne pour amuser les enfants.
Arriva une brave vieille qui, avec un couteau, attaqua une autre touffe de pissenlits, cherchant ceux qui n’étaient pas en fleurs ; elle enlevait les racines, qu’elle devait vendre à un fabricant de chicorée ; les feuilles, elle pensait les porter au marché : ce serait de la salade pour les gens du peuple.
« Cette plante ne manque cependant pas de toute utilité, se dit la branche. Mais elle est exclue de l’empire de l’idéal et du beau : là n’entrent que de rares élus. Oui, je m’en aperçois de plus en plus ; il y a entre les plantes des différences, des distinctions, comme il y en a entre les hommes. »
Le rayon fit observer que toutes les créatures sont égales devant l’amour infini du Tout-Puissant, et qu’une même justice gouverne tout dans l’univers.
« Ce sont là de belles théories, répliqua la branche, mais elles ne tiennent pas devant la réalité. »
La porte s’ouvrit ; le seigneur, toute sa famille, sa fille, la jeune et jolie petite comtesse, entrèrent dans la salle, de retour de la promenade. La charmante enfant ne pensait guère en ce moment à la belle branche qu’elle avait tantôt placée avec tant de soin dans le beau vase.
Elle marchait doucement à petits pas, toute préoccupée de tenir avec des précautions infinies quelque chose qui était enfermé dans un cornet formé de grandes feuilles de chêne ; elle fit fermer portes et fenêtres pour qu’aucun courant d’air ne vînt mettre en danger ce qu’elle portait avec tant d’attention ; certes, elle n’avait pas fait tant de façon avec la branche de pommier, toute belle que celle-ci était.
Et, avec ménagement, elle écarta doucement les feuilles de chêne, et qu’est-ce qui sortit de l’enveloppe ?
Une fleur en graine, de ce pissenlit tant méprisé.
C’était pour préserver de tout choc, de tout souffle, le faisceau merveilleusement ouvré de ces gentils filaments si fins, si délicats, que la petite comtesse s’était donné tant de peine ; et elle y avait réussi.
Le flocon, plus léger que du duvet, était intact ; la jeune fille et tous les assistants en admiraient l’ingénieuse disposition.
« Comme la puissance infinie de Dieu éclate dans les plus petites choses ! dit la jeune comtesse.
Apportez-moi ma boîte à couleurs, que je peigne aussitôt cette merveille de finesse sur une même toile avec ma jolie branche de pommier ; toutes deux, dans leur genre, portent la marque du beau.
Les hommes peuvent dédaigner et traiter de vulgaire la pauvre fleur ; mais elle
n’a pas à se plaindre du bon Dieu. »
Et le rayon de soleil caressa le pissenlit, et il caressa la branche de pommier, qui semblait quelque peu rougir de honte de voir la plante méprisée mise ainsi sur le même pied qu’ellemême.